lundi 1 février 2016

"Les prépondérants" Hedi Kaddour.




Passionnée par ce roman jusqu'à la page 306, j'ai subitement eu un moment d'ennui en lisant les pages qui suivaient et l'intérêt est revenu lorsque l'auteur m'a ramenée dans ce pays jamais nommé en Afrique du Nord. Un protectorat.
Personnellement, je situe l'action en Tunisie, pas au Maroc, mais vous avez le droit de croire que cela se passe au Maroc. Ces pays étaient des protectorats, l'Algérie était une colonie.

L'histoire :

Ce roman est une fresque qui débute dans les années 1920, après la guerre de 14-18 qui a laissé des traces dans l'histoire de quelques familles, les spahis se battaient en France et Rania issue d'une famille bourgeoise arabe a perdu son mari peu après son mariage, elle devient une jeune veuve convoitée, mais a soif de liberté, cultivée elle se plie aux conventions par respect pour sa famille.

Un pays où vivent arabes et colons, en apparence sans tension, les notables dirigent, ce sont les prépondérants, les arabes exécutent même si certains d'entre eux commencent à organiser des réunions. Les colons voudraient que le pays se transforme en colonie, le protectorat ne garantit pas la suprématie de la France et ils sentent que celui-ci commence à se fissurer.

Cette harmonie de façade sera rompue, une équipe de tournage américaine s'installe dans la petite ville pour tourner le nouveau film de Neil "Le guerrier des sables." sa femme Kathryn tient le rôle principal et le jeune Raouf, cousin de Rania, jeune bachelier brillant, éducation française et arabe, est chargé de lui tenir compagnie et de lui faire visiter la ville. il charme l'actrice. Raouf est nationaliste au grand désespoir de son père.
Gabrielle une journaliste parisienne est là, envoyée par son journal. Femme libre.
Dans cette petite ville s'installe un drôle de climat. Les moeurs des américains choquent, les colons sont méfiants mais fréquentent les soirées organisées, l'alcool coule à flots dans une pays où il est interdit pour les arabes, certains d'entre eux ne se privent pas de le boire. Les indigènes observent d'un oeil suspicieux ces femmes qui portent des tenues provocantes. Deux mondes si différents.

L'auteur nous transporte à Paris, en Alsace, à Berlin, Gauthier un colon est chargé par Si Ahmed le caïd d'éloigner Raouf de son pays, annihiler le nationalisme de son fils. Un voyage en France où Raouf retrouvera Kathryn, et en Allemagne, où nous sentons que quelque chose est en train de changer, d'autres plaies sont à venir, Hitler est là et organise sa première manifestation. Un voyage dans l'après-guerre avant une autre guerre.

Ce que j'ai aimé :

J'ai vécu vingt ans en Algérie, j'ai vraiment eu l'impression que rien n'avait changé entre 1920, période du bouquin, et les années où j'ai commencé à comprendre, à partir de 1952-1955, dix ans l'âge où la conscience s'éveille. Exactement les mêmes comportements, les mêmes conventions, le même mépris, le même sentiment de supériorité. Tout m'a semblé figé.
Aucun droit pour les femmes arabes, la soumission, j'ai vu se dépeupler les classes au fur et à mesure que j'avançais, des arabes à l'école primaire, et presque plus personne au lycée. Une ou deux, pas plus. Il ne fallait pas qu'elles se posent des questions, apprendre suscitait des réflexions et une femme qui se mettait à penser ce n'était pas admis.

Ce passage du livre fait tout comprendre.

"Et tout ce qui avait demandé des siècles pour s'établir dans les têtes, les choses et les corps, voilà que les nouveaux l'attribuaient soudain à leur génie, les autres n'étant pour eux que des demeurés, eux étaient les modernes, ils avaient compris, et celui qui a compris a droit à la terre, et on a pris : les friches d'abord, puis les terres des nomades, terres tribales vite sans tribus, ils ont replié la tente, les nomades, ils l'ont mise sur l'âne, ils sont repartis, qifâ nabki, arrêtons-nous et pleurons, dit l'autre, min dhikrâ... manzili, sur les traces d'un campement, ils ont l'habitude, et cette fois on leur a laissé leur tente et quelques chèvres, alors qu'avant, pour récupérer l'impôt, les gens du Souverain leur confisquaient tout et ils ne pouvaient même plus changer d'herbe, juste bons à venir en arracher entre les tombes au bord des villes, on leur a laissé la tente pour qu'ils aillent plus loin, et quand ils sont partis on a fait de grands domaines, des centaines, des milliers d'hectares, c'est rentable, surtout qu'après on rappelle les nomades expropriés, pour travailler, ces gens-là, quand ils sont bien encadrés et qu'on ne les lâche pas, ça peut aller, et ils sont très frugaux ! "

Quel cynisme.

Raouf rêve de communisme dans le roman, le communisme en Algérie était sévèrement puni, montré du doigt, les réunions se faisaient dans la clandestinité. Mauvais exemple.
Personne ne voyait que le monde était en train de changer.

Attention, certains caïds exploitaient aussi ceux qui travaillaient pour lui. Mes parents avaient une bonne qui disait toujours "Tu me gardes, toi tu me payes, si je devais être placée chez un caïd, je n'aurais rien et sûrement des coups."

J'ai aimé la description de ces deux cultures, le choc, nous vivons en ce moment le choc des cultures, nous devons nous défendre pour continuer à vivre selon notre culture, nous ne sommes pas la colonie de certains hommes en noir et armés.  

J'ai aimé les personnages de femmes libres très bien décrits par l'auteur.

J'ai aimé la description des paysages, je revoyais l'oued à sec et furieux après un orage, les poissons qui nageaient dans une flaque d'eau et que nous pouvions attraper à mains nus (trop d'arêtes, pas mangeables.)  Les têtards foisonnaient.

L'écriture est belle, un peu monotone dans certains passages, l'auteur prend son temps. Nous lisons rarement un roman sur l'époque coloniale si bien écrit. Ce n'est pas un livre d'histoire, c'est l'histoire qui se mêle à un roman d'amour et d'aventure. Contrairement à certains critiques, je n'ai pas eu l'impression de lire un conte, j'ai lu la réalité.

Ce livre aurait pu avoir le Goncourt. Il ne l'a pas obtenu, il a eu le Grand Prix du roman de l'Académie Française.

Bye MClaire.