mardi 26 mars 2013

J'ai mis sur ma page Facebook la photo de ce piano échoué sur une falaise de Plogoff dans
le Finistère. En le voyant j'ai tout de suite pensé au merveilleux film "La leçon de piano", j'ai la cassette à la maison, voilà un film que je peux regarder plusieurs fois sans me lasser, il est admirablement tourné, plein de sensualité, la musique est magnifique, elle accompagne tous les sentiments, les paysages de la Nouvelle-Zélande sont grandioses, il fait partie de ses films que nous ne pouvons pas oublier. Je crois que ma cassette est un peu usée, il faudrait que je le retrouve en dvd. Je me souviens de son triomphe à Cannes, Jane Campion avait eu la palme d'or en 1993. Si vous n'avez jamais vu ce film je pense que vous devriez essayer de le trouver.

Parlons de "La vie rêvée d'Ernesto G." écrit par Jean-Michel Guenassia.

C'est le deuxième livre de cet écrivain, le premier "le club des incorrigibles optimistes" avait eu un réel succès, j'avais beaucoup aimé. Ce n'est pas un écrivain prolifique, il prend son temps pour écrire mais il fait mouche à chaque fois, ce livre est superbe.
C'est une fresque qui se déroule au XXème siècle, la vie d'un juif tchèque né à Prague, son père était médecin et lui même deviendra médecin puis chercheur après ses études à Paris.
Rarement un livre m'a autant émue, pour la raison toute simple que les 200 premières pages se déroulent à Paris puis à Alger où Joseph s'installe pour fuir le danger nazi qui se profile. J'ai été cafardeuse pendant des jours, une vraie crise de mélancolie. J.M Guenassia est né à Alger en 1950, je suis née en Algérie en novembre 1942, avant lui, mais nous avons les mêmes souvenirs, les mêmes odeurs qui font resurgir des sentiments divers, nous avons connu les mêmes endroits, nous avons encore les mêmes goûts des plats de là-bas collés au palais, les cocas aux poivrons, la tchoutchouka qui ressemble un peu à la ratatouille, mais les tomates de cette époque avaient un goût que nous ne retrouvons plus, le soleil en plus, les "zoublis" en réalité ce sont des oublis, un genre de gaufre, les arabes vendaient leurs "zoublis" et leurs beignets dans des petites échoppes, j'y allais avec les vieilles pièces de 5 francs en alu, les beignets bien gonflés trempés dans le sucre, j'adorais.
J'ai les larmes aux yeux en écrivant, j'avais les larmes aux yeux en lisant les pages où il décrit les plages que j'ai connues, Sidi-Ferruch, Zeralda, ces plages de sable immaculées, un ciel bleu "de paradis originel", où ma mère attendait à l'ombre des cabanons le gamin qui pêchait des oursins qu'elle dégustait sur place. Je n'ai jamais mangé un oursin, petite ça ne me plaisait pas du tout.
Tous les endroits si bien décrits je les connais.
Joseph doit fuir Alger pour gagner le bled, sa vie est en danger, tous les juifs sont arrêtés, il va donc poursuivre ses recherches dans un laboratoire perdu au milieu des marécages, là où personne ne viendra le chercher. Il cherche un remède contre le paludisme.
Là aussi les souvenirs sont revenus. Je vois encore ma mère atteinte de crises de paludisme, celle qui me reste le plus en mémoire se passe à Marengo, région infestée de moustiques, ma mère qui tremblait, une grosse fièvre, et qui réclamait encore des couvertures, elle avait froid sous une montagne de couvertures, elle délirait et je la regardais impuissante, j'étais une enfant. On pouvait mourir du paludisme, la quinine est arrivée pour soigner à condition de ne pas faire d'allergies à ce médicament qui a sauvé des milliers de personnes.

J'ai eu cette grosse crise de cafard parce que d'un seul coup en lisant certains passages j'ai eu envie de demander des confirmations ou des explications, par exemple au moment de l'épidémie de peste qui avait sévie à Alger, et là je me suis rendue compte que plus personne ne pouvait me raconter, ma mère est toujours là mais plus sa mémoire, et tous les membres de ma famille de cette génération sont partis. Il y a internet pour nous renseigner mais j'avais envie d'entendre une voix me raconter.
Je sais que nous n'avons plus de racines, mais j'en ai pris conscience d'un seul coup, plus que jamais. Ne plus pouvoir revisiter les endroits de son enfance, avoir l'impression de ne jamais habiter au bon endroit. Seuls les exilés peuvent comprendre. L'âge y est sans doute pour quelque chose, le sentiment de ne plus avoir le temps, tout se bouscule, l'envie de reposer un jour mes pieds sur ce sol et la peur de la déception.
Plus jeune je disais à mes parents "Arrêtez de parler de l'Algérie, c'est fini, passons à autre chose." Ma mère était inconsolable. J'ai l'impression que je prends la relève et surtout de mieux la comprendre. Ce livre a été une vraie révélation pour moi, il était temps.

J'ai pensé à tous ces petits fermiers qui étaient arrivés dans ce pays après que le gouvernement ait attribué à chacun un morceau de terre; J'ai retrouvé sur internet un document qui précisait que mon arrière grand-père qui arrivait de ses Pyrénées natales, Tarbes,  avait eu une concession, Victor Crabos, mon grand-père s'appelait aussi Victor. J'ai pensé aux parents de mon arrière grand-mère qui étaient arrivés complètement démunis de leur Espagne natale espérant une vie meilleure, ça été à peine le cas, il a fallu défricher, lutter contre la chaleur, se vendre comme ouvrier agricole, la richesse n'a jamais été au rendez-vous du côté de ma grand-mère maternelle mais l'amour que toute cette famille se portait a largement compensé le côté matériel. Une famille très soudée, solidaire.
J'entends encore ma mère me raconter la cérémonie de la grande ceinture en flanelle que son grand-père enroulait autour de ses reins, elle tenait un bout et il tournait jusqu'à ce bout, elle me disait qu'ils riaient beaucoup tous les deux, des petits bonheurs simples, pas d'argent mais personne n'est jamais sorti de table avec la faim.
Mon père n'était pas un bavard, il ne racontait rien, j'ai su que mon grand-père était lieutenant à la santé maritime, il contrôlait les bateaux qui arrivaient, je ne l'ai pas connu. Il a eu 10 enfants, 9 garçons et une fille, je ne connais pas la moitié de mes cousins, les Crabos pullulent dans le sud-ouest.  Deux familles vraiment différentes.

"Le royaume de la vase. Les Arabes l'appelaient le pays de la désolation. On avançait avec peine, on se perdait comme dans un labyrinthe, on s'épuisait vite en s'enfonçant jusqu'au mollet dans la boue. La pente du terrain quasiment nulle rendait impossible l'écoulement de l'eau. D'innombrables insectes, espèces endémiques ou inconnues, proliféraient. Les tiques tuaient les mammifères. Même les rats avaient fui. Les moustiques y pullulaient en nuées opaques et avaient chassé Européens et indigènes à l'exception des quelques familles berbères que Carmoma avait réussi à fixer pour le chantier".La vie rêvée d'Ernesto G. - Jean-Michel GUENASSIA

Après son passage en Algérie Joseph repart avec Christine sa compagne, il veut revoir son pays et retrouver son père à Prague, le pays de Kafka, vaine illusion, son père a été déporté, il a disparu, tué par des bourreaux. Deuxième partie du livre, tout aussi passionnante. Il  fera face à la montée du communisme, la privation de liberté, de la liberté d'expression, il se retrouve dans un système qu'il dénonçait. Ernesto G. fait son entrée dans le livre très tard, c'est Che Guevara qui vient se faire soigner par Joseph. Ce livre est peuplé de désillusions, d'amour, de passion, l'amitié y tient une large place, la famille aussi, la famille vers qui nous retournons toujours lorsque nous avons fait le tour de ce qui nous attirait ailleurs. Je me suis laissée happer par ce livre. Si vous ne connaissez par Carlos Gardel écoutez "Volver" sur Youtube, Joseph a une vraie passion pour lui.
Un très grand roman.

Je referme ce livre avec le cœur serré, je vais passer à autre chose comme je disais à mes parents avec toute la cruauté de la jeunesse. J'ai très envie de lire le dernier Jeanne Benameur "Profanes", coïncidence, elle est aussi née en Algérie, décidément ce pays nous a donné de beaux et de grands écrivains, le plus célèbre d'entre eux Camus, mais ça vous le saviez.  Bye MClaire.