mardi 5 décembre 2017

"L'art de perdre" Alice Zeniter




Un grand roman, merci aux lycéens de l'avoir choisi pour lui décerner leur prix Goncourt, je ne suis pas surprise, ils ne se trompent jamais, je n'ai jamais été déçue.

Poignant, si bien écrit, Alice Zéniter a écrit l'histoire des harkis , ces supplétifs qui ont dû immigrer pour ne pas être abattus à l'indépendance de l'Algérie, ils avaient défendu la France et ne se pliaient pas aux ordres du FLN. Ali, le grand-père avait aussi vécu la bataille de Monte Cassino pendant la guerre de 40, bataille qu'il ne racontera jamais tant elle était chargée d'horreurs. Mon père aussi a combattu à Monte-Cassino, dans les Zouaves, il n'en parlera jamais. Les hommes n'aiment pas raconter la guerre, ils ont leurs raisons.

Ce livre me concerne aussi, je suis née là-bas, je me suis mariée à Miliana, j'ai eu mon premier enfant et nous avons dû partir, un matin très tôt, presque en cachette, le but était d'atteindre l'aéroport de Maison-Blanche, au milieu d'une cohorte de français, les pieds-noirs comme ils étaient appelés, qui laissaient tout pour sauver leur famille, l'exode, . Mon histoire est différente, nous savions où aller en posant les pieds à Marignane, Christian est d'Aix-en-Provence.
 Les harkis prenaient le bateau, comme du bétail, sans savoir où ils seraient logés. Le pire les attendait. Ils étaient français sur le papier, mais kabyles ou arabes avant tout pour la France, il fallait les parquer pour éviter le danger, quel danger ?
Alice Zéniter raconte à travers la voix de Neima l'histoire de sa famille, en 1962,133 harkis sont arrivés à Ongles dans les Basses-Alpes. Son grand-père y était.
Dans le roman, Ali et sa famille seront hébergés dans l'affreux camp de Rivesaltes qui avait vu passer des juifs; des espagnols, dans des conditions d'hygiène déplorables, sous des tentes cernées de barbelés..Certains, ne sortiront pas pendant des années, ne connaîtront rien du monde extérieur jusqu'à ce qu'ils soient transférés dans les Bouches-du-Rhône à Jonques, le camp s'appellait du joli nom "Le logis d'Anne" seul le nom était beau, les logis étaient en bois ou en fibrociment; Ali travaillera  pour l'Office national des forêts.
Plus tard, sans leur demander leur avis, ils seront de nouveau transférés en car pour rejoindre Flers, la Basse-Normandie, des barres de HLM, un tout petit logement pour loger sa nombreuse famille. Il travaillera à l'usine.

Le roman se divise en trois :
-L'Algérie de papa
-La France froide
-Paris est une fête. 

L'Algérie de papa, c'est celle du terrorisme, des embuscades, des tueries, les horreurs vécues, tout est vrai.
Je tiens à préciser que les crimes étaient commis de chaque côté, l'armée et le FLN, la vengeance était terrible. 
C'est à cette époque qu'Ali doit choisir son camp, il en paiera le prix.
Nous connaissions un arabe qui était adorable, il travaillait sous les ordres de mon père, Krim avait un petit garçon, et quelques mois avant de partir il était rentré chez nous avec son gamin dans les bras et il avait dit dans un éclat de rire :
"Il faut que tu montres à monsieur Crabos ce que nous allons lui faire " et le gamin avait fait le geste d'égorger. Krim avait choisi son camp. Nous étions stupéfaits.

La France froide, c'est celle des camps et du HLM de Flers, c'est la France d'Hamid, le fils aîné de la famille et le père de Naima. Une France peu accueillante, les difficultés pour s'intégrer, un père de famille qui rétrécit, des enfants qui s'échappent, Hamid qui est las de se voir attribuer des responsabilités trop lourdes pour son âge, il sait lire et écrire, pas ses parents. Hamid est brillant à l'école, il aura son bac et partira, il tombera amoureux de Paris et de Clarisse. Ce sera Paris est une fête.

L'instituteur d'Hamid dira à Ali "Votre fils peut faire des grandes études, Polytechnique ou Ecole Normale Supérieure" et Ali très fier mais qui ne connait pas ces écoles répondra "Il fera les deux"

Je ne vais pas vous cacher que j'ai pleuré à gros sanglots en lisant certains passages de ce roman, j'en profitais, Christian était dans le jardin. Oui, je pleure en lisant, au cinéma, mais j'ai beaucoup de mal à pleurer si un événement terrifiant arrive, je pleure quinze jours plus tard.

Emue aux larmes devant les déchirements d'Hamid, ses parents ne ressemblent pas aux parents de ses copains, il sait qu'il a un peu honte des effusions de sa mère qui ne parle pas français et qui serre encore et encore dans ses bras Clarisse, comme cela se fait en Algérie, sa culpabilité, ses silences, sa difficulté d'aimer complètement. J'ai été émue en lisant le mot "meskina" les mauresques prononçaient ce mot en nous voyant pleurer, "meskina" ma petite ça va aller, ça va passer. J'avais oublié ce mot. Je disais souvent à mes enfants "ça va aller, ça va passer"

Emue en lisant les efforts de Yema pour s'intégrer, acheter des langues de chat aux enfants pour faire comme les français, alors que ses gâteaux au miel sont mille fois plus délicieux.

Le coeur serré en lisant les retrouvailles de Naima avec sa famille sur la crête en Algérie, près de Palestro. Ses hésitations, les sentiments mélangés, elle sait qu'elle ne pourrait pas vivre avec eux, elle a envie de se retrouver chez elle, mais il fallait qu'elle fasse ce voyage, pour enfin trouver la paix après la violence de sa recherche d'identité, découvrir ce que son père n'a jamais raconté.
Oui, les vérités sont souvent assassines.

Je dis souvent que j'ai très envie de reposer les pieds sur cette terre d'Algérie mais après avoir lu ce livre j'ai un doute.
Est-ce qu'en revoyant l'Algérie ce pays m'offrirait ce que j'étais venue chercher ? 
Neïma dit à sa mère :
-Tu voudrais y retourner, Yema ? Est-ce que tu voudrais que je t'emmène avec moi si j'y retourne ?
-Oh benti, benti...murmure tristement Yema. Moi je voudrais mourir là-bas, c'est sûr. Mais aller comme ça ? Pour les vacances ? Je connais plus personne..
Elle dit : je ne vais pas rentrer chez moi et aller dormir à l'hôtel.

Alors si Yema qui est kabyle prononce ces paroles, comment comprendre la nostalgie d'une française qui est née là-bas mais qui sait très bien que l'Algérie n'est pas son pays ?
Christian me dit "Mais quand même, c'est le pays où tu es née et où tu as vécu toute ta jeunesse, c'est normal que tu aies envie de le revoir."  Je ne sais plus..
L'Algérie est pour Naïma son pays d'origine mais pas de naissance, pour moi c'est le contraire.

Lisez ce livre, il est magnifique, captivant, les jeunes générations connaissent très mal cette période tourmentée, ce roman peut faire sauter certaines barrières, rendre les gens plus conciliants. J'ai adoré, mais le contraire aurait été étonnant.   
Je vais choisir un roman léger pour digérer la lecture des deux derniers.  

Bye MClaire